Si les pouvoirs publics consacrent des sommes considérables aux marchés publics, ils se montrent nettement plus avares de renseignements sur les (grands) bénéficiaires de ces marchés, comme le révèle une enquête de notre rédaction. “Cela crée des soupçons d’arbitraire et de favoritisme.”
L’an dernier, le constructeur italien Iveco a décroché une commande de 500 bus électriques pour De Lijn. Un marché parmi de nombreux autres pour l’entreprise publique flamande de transport. Mais il a fallu une procédure judiciaire pour que toute la transparence soit faite sur cette commande. Deux fabricants de bus concurrents, VDL Roeselare et le néerlandais Ebusco, dont l’homme d’affaires Marc Coucke est actionnaire, ont contesté l’attribution du marché devant le Conseil d’État, qui ne leur a finalement pas donné raison. Mais les trois arrêts publiés dans cette affaire ont révélé pour la première fois les détails de ce contrat de plusieurs millions d’euros.
La Commission européenne estime le marché des commandes publiques par État membre à quelque 14% de leur PIB. Dans notre pays, cela vise 17.000 dossiers émanant de centaines de services publics pour un gros 70 milliards d’euros par an. Les bénéficiaires restent largement inconnus. Si des États de l’Union comme la France, l’Italie et le Luxembourg ne sont pas plus transparents que le nôtre dans ce domaine, le nombre de services publics belges très discrets sur leurs contrats passés est particulièrement élevé, et ce à tous les niveaux (fédéral, régional et local).
Les services publics belges ne dévoilent que dans un cas sur trois les entreprises qui participent à leurs appels d’offres et les remportent, alors que l’Europe leur impose de révéler les bénéficiaires de tous les contrats à partir d’une certaine valeur. La transparence est encore moins de mise sur les montants dépensés par les administrations publiques pour l’achat de biens et services ou le financement de projets de construction: à peine 15% de ces budgets ont fait l’objet d’une communication au cours des six années écoulées.
Ces conclusions sont tirées d’une enquête de notre rédaction sur la base de données collectées depuis 2016 par la Fondation des marchés publics et de l’agence de conseil Tender Experts. Ces informations portent sur tous les appels d’offres publiés par les services et institutions de l’État belge.
Législations peu contraignantes
L’analyse de ces données révèle qu’à peine un tiers des services publics qui ont attribué des marchés pour au moins 1 million d’euros entre 2017 et 2022 ont publié, dans plus de la moitié des cas, l’entreprise ayant décroché le contrat. Ainsi, le gestionnaire fédéral du réseau ferroviaire, Infrabel, a lancé depuis six ans pas moins de 2.872 appels d’offres pour un total de 4 milliards d’euros. Malgré l’ampleur de ce volume d’achats, il n’a communiqué le nom de l’entreprise ayant décroché le marché que dans un cas sur trois (voir l’encadré).
L’Union européenne exige pourtant de tous les pouvoirs publics qu’ils communiquent clairement le bénéficiaire et le montant de chaque contrat à partir de certaines valeurs. “Mais l’expérience nous a montré que ce n’est pas strictement suivi ou contrôlé”, souligne Bruno De Mulder, président de la Fondation des marchés publics et patron de Tender Experts. “La législation européenne ne prévoit d’ailleurs pas de ‘peine’ si les règles de transparence ne sont pas respectées.”
“La législation européenne ne prévoit pas de ‘peine’ si les règles de transparence ne sont pas respectées.”BRUNO DE MULDER
PRÉSIDENT DE LA FONDATION DES MARCHÉS PUBLICS
La législation nationale n’est pas beaucoup plus contraignante. Si un marché public est inférieur au seuil européen, il est publié localement. Dans ce cas, chaque pays détermine les informations publiques minimales. En Belgique, ces informations paraissent dans le Bulletin des Adjudications et sur une plateforme en ligne. Mais comme les pouvoirs publics peuvent choisir de ne pas y publier les marchés inférieurs à 140.000 euros, une grande partie d’entre eux restent donc invisibles.
Les entreprises publiques pas très transparentes
Résultat: plusieurs entreprises publiques bien connues, comme l’exploitant de Brussels Airport, l’entreprise ferroviaire SNCB, la compagnie de transports STIB ou le gestionnaire énergétique Fluvius, n’ont dévoilé, au cours de ces six dernières années, le bénéficiaire de leur marché que pour 20 à 45% des contrats. Le SPF Économie se montre également très peu transparent à cet égard.
Les dizaines de milliards d’euros que les entités publiques consacrent à leurs achats sur le marché privé ont non seulement un grand impact sur l’économie, mais ils constituent également, selon Fredo Schotanus, expert en marchés publics à l’université d’Utrecht, un instrument important de l’organisation d’une société juste. “Les principes qui fondent l’attribution d’un marché public, comme l’égalité de traitement, la transparence, l’objectivité et l’obligation de l’ouvrir à plusieurs participants, reflètent les fondements de notre État de droit démocratique. Le pouvoir public qui ne les respecte pas crée des soupçons d’arbitraire et de corruption.”
“Le pouvoir public qui ne respecte pas les principes qui fondent l’attribution d’un marché public crée des soupçons d’arbitraire et de corruption.”FREDO SCHOTANUS
EXPERT EN MARCHÉS PUBLICS À L’UNIVERSITÉ D’UTRECHT
Cela ressort également d’un rapport de l’Union européenne de 2014 dans lequel la moitié des entrepreneurs belges participant à des marchés publics indiquent être convaincus que la corruption est un problème répandu.
“Moins nombreuses sont les informations données par une entité publique sur ce qu’elle veut acheter et plus élevé est le risque qu’un seul ou un nombre limité d’acteurs y réponde et décroche le contrat”, souligne Schotanus. Toutes les informations sur le mode d’attribution et d’exécution du contrat sont ainsi réservées à un petit club d’initiés qui, fort de ces connaissances, augmente ses chances de le décrocher à nouveau lors d’un prochain marché. “Cela crée, chez les extérieurs au club, une impression de politique d’entre-soi ou de favoritisme. Et, dans les cas extrêmes, ce comportement mine la confiance du citoyen à l’égard des institutions démocratiques.”
Peu de marchés attribués à des PME
Les marchés publics belges sont-ils gangrenés par de tels abus? Difficile à dire. L’on peut s’étonner cependant du nombre limité de grandes entreprises qui ont remporté de très nombreux contrats ces six dernières années.
Ainsi, l’assureur Ethias, en grande partie aux mains de l’État, décroche trois quarts de tous les marchés en assurances auto, à côté de son concurrent Axa qui en remporte 13%. En l’espace de six ans, ces marchés d’assurances ont rapporté au moins 880 millions d’euros de rentrées à Ethias et 130 millions à Axa, au vu de la valeur contractuelle publiée.
Une entreprise comme Solucious, le grossiste alimentaire du groupe Colruyt, a raflé dans ce domaine un quart de toutes les commandes, pour près de 45 millions d’euros, suivi par son concurrent Sligro (16% des marchés). Les autres n’ont obtenu que des miettes.
L’enquête européenne confirme ce constat. En 2021, les pouvoirs publics belges n’ont attribué que 28% de leurs marchés à des PME, une proportion en recul sur 2020 (30%) et 2019 (34%), alors que, dans le même temps, le nombre de ces entreprises participant aux appels d’offres était passé de 54 à 59%. Ce très mauvais score nous place tout en bas du classement européen, juste devant la Roumanie.
“Les appels d’offres sont souvent encore trop complexes ou de trop grande ampleur pour les PME”, explique Lynn Jonckheere, conseillère juridique au service d’études d’Unizo. “La loi sur les marchés publics autorise pourtant parfaitement de scinder de grands marchés en plusieurs petits chantiers, donc gérables pour des PME.”
“Une entité publique doit veiller à viser également les petites entreprises et les nouveaux entrants sur le marché, afin d’accroître la concurrence sur le plan du prix, de la qualité et de l’offre”, souligne le professeur Schotanus. “Sinon, l’argent des impôts n’est pas alloué de manière efficiente et le pouvoir public passe également à côté de l’opportunité d’intégrer dans sa politique d’achat des aspects comme l’impact environnemental, l’entrepreneuriat social et l’innovation.”
Bert Baeyens, un expert indépendant qui conseille les pouvoirs publics pour leurs marchés, doute que des commandes plus petites augmentent les chances des PME dans la mesure où elles devraient travailler autant pour un montant plus limité. “En revanche, les PME doivent réellement avoir plus de possibilités de décrocher effectivement des contrats. Le manque de transparence des autorités ne les aide pas”, reconnaît Baeyens.
“On pourrait infliger des amendes aux administrations peu transparentes dans leurs marchés publics, mais il serait préférable de combler leur déficit structurel de personnel.”BERT BAEYENS
EXPERT INDÉPENDANT
“Mais ce n’est certainement pas une question de mauvaise volonté. Ces dernières années, les pouvoirs publics ont sabré dans leurs dépenses, alors que les règles et les obligations ne sont pas devenues moins complexes. En outre, il n’est pas évident de trouver de bons acheteurs publics. C’est un métier en pénurie. Les administrations doivent faire des choix. La publication de leurs marchés publics n’est pas prioritaire. On pourrait leur infliger des amendes, mais il serait préférable de combler leur déficit structurel de personnel.”
La Fondation des marchés publics demande surtout aux autorités de clarifier les règles en matière de publication (ou non) des marchés publics et de communiquer davantage d’informations que la seule mention de l’entreprise décrochant le contrat et de son montant. Il est rare que l’on dévoile les entreprises qui participent aux appels d’offres.
Le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD), en charge des marchés publics, élabore un projet de loi destiné à permettre de collecter ces informations de manière structurelle. “Nous disposerons ainsi de plus de données pour déterminer notre politique et analyser en détail la participation des PME aux appels d’offres”, précise un porte-parole. Le cabinet veut aboutir à un ensemble de données qui réponde à toutes les obligations européennes d’ici à 2027.
Source: L’Echo
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